Dans les coulisses de la Corse – Chronologie d’une aventure extrême sur le BikingMan
5 novembre 2024
Geneviève Healey
Les épreuves du BikingMan sont des défis d’ultracyclisme extrêmes où les participants doivent parcourir 1000 km en autonomie complète, en moins de 120 heures. Ils doivent passer par des points de contrôle dans des délais prescrits, tout en affrontant des conditions météorologiques souvent difficiles et un dénivelé élevé à travers des paysages escarpés. Ces courses testent la résistance, l’endurance et la détermination des cyclistes les plus aguerris, qui doivent repousser leurs limites physiques et mentales pour atteindre la ligne d’arrivée.
Certaines terres nous appellent, d’autres nous mettent au défi. La Corse, elle, fait les deux.
En posant mes roues sur ses routes pour le BikingMan, je croyais avoir une assez bonne idée de l’ampleur du défi qui m’attendait… Quelle erreur ! L’île de beauté n’est pas qu’une simple succession de cols à franchir – c’est une entité vivante qui nous met à rude épreuve avant de livrer ses secrets.
Jour 1 : Prélude sous le soleil de midi
Contrairement aux autres années, le départ est donné en plein midi. Dans le monde de l’ultracyclisme, débuter une course au zénith relève presque du sacrilège. Pendant des mois, ce départ tardif m’aura tourmentée et rendue anxieuse. On me privait de ma routine habituelle de commencer à la fraîcheur de l’aube.
Comme objectif pour cette première journée, j’avais deux cent soixante kilomètres à parcourir avant ma première « pause » ; un AirBnb ayant été réservé pour cette première courte nuit. Plus tard j’allais y arriver, plus court serait mon moment dans les bras de Morphée. Je donne donc mes premiers coups de pédale et déjà mon GPS s’emballe. La technologie, pourtant fidèle alliée des temps modernes, me fait faux bond dès le début. Faisant semblant de ne pas reconnaître l’itinéraire, puis en en inventant d’autres improbables pendant vingt kilomètres qui me paraîtront interminables, ce minuscule ordinateur allait faire grimper ma température corporelle encore plus vite que le soleil qui tapait pourtant très fort. Heureusement, ayant bien fait mes devoirs, j’avais analysé le parcours et, commençant par le majestueux Cap Corse, je savais que le premier virage n’était qu’au 45e kilomètre. J’ai donc mis la pédale au fond pour ne pas perdre les participants me devançant et traverser le trafic de Bastia jusqu’à ce que l’unique route longeant la mer déploie sa magie. Ses falaises plongeant dans une mer d’azur à perte de vue me rappellent que, parfois, la beauté justifie quelques sacrifices. Mon GPS et moi nous sommes réconciliés après 35 km. Bien que j’aie eu une bonne frousse d’hypothéquer ma course, je réaliserai quelques jours plus tard que tout le monde avait eu des pépins GPS.
Après 136 bornes, le village de Saint-Florent surgit comme une oasis, plus tôt que prévu. En avance d’environ 60 minutes sur mon horaire, ayant bénéficié d’un vent favorable et de wraps maison dégustés sur ma monture, je rejoins le seul endroit possible pour me ravitailler en ce dimanche où quasiment tous les commerces sont fermés. Parenthèse de légèreté avant l’assaut du col de Battaglia, je partage mon très attendu repas et quelques éclats de rire avec un participant. C’est durant l’ascension de ce premier monstre que je découvre ma première erreur logistique : une cassette trop petite et, donc, des développements trop ambitieux. Comme si j’avais voulu défier les montagnes de l’île avant même de les connaître. La Corse ne pardonne pas cette présomption et chaque pourcentage de pente au-delà des 18 % devient une leçon d’humilité. Mon rire nerveux résonne contre les parois rocheuses tandis que mes quadriceps crient leur indignation. Mais bon, mieux vaut en rire (jaune) qu’en pleurer, n’est-ce pas ? La montagne a rendu son verdict pour ce premier acte : 260 kilomètres, 4 100 mètres de dénivelé.
Jour 2 : Faire de la nuit son alliée
En ultracyclisme, le sommeil est un luxe qu’on s’offre avec parcimonie. Ce ne seront que cent vingt minutes que je déroberai à cette première nuit. Et pourtant, l’aube me trouve étonnamment alerte. Témoin de mon mauvais choix de cassette, Damien m’accompagne depuis que le soleil a tiré sa révérence la veille. On se faufile dans les zigzags de la Scala, en direction du mythique col de Vergio. La montée se révèle longue et plutôt ennuyeuse, malgré la qualité impeccable du bitume et les paysages qui se déroulent sous mes yeux. Si tous les cols avaient pu être aussi faciles à gravir ! Quelques cochons sauvages me saluant au passage, le sommet est satisfaisant. J’amorce ensuite la descente hypnotisée par le temps qui semble suspendu, me laissant graver les panoramas des Calanques de Piana si majestueuses dans ma mémoire. Leurs falaises rouges embrasées par le soleil m’arrachent des exclamations que même la fatigue ne peut étouffer. Les talents de sculptrice de la Corse semblant découper la roche en dentelles sont fascinants.
Au crépuscule, je me trouve seule au pied d’un col anonyme, recouvert d’une chaussée défoncée comme je n’en ai encore jamais vue. La combinaison de sa surface, parsemée de pièges que l’obscurité rend encore plus techniques, et des bruits nocturnes qui m’entourent lui vaudra plusieurs blasphèmes en guise de nom. C’est en puisant très profondément en moi que j’atteindrai son sommet, ignorant les grondements lointains et les bruissements mystérieux. C’est comme si l’île entière avait retenu son souffle pour me laisser passer, me laissant me concentrer et oublier mes peurs. La Corse ne fait pas de cadeaux – elle dicte ses règles.
Je rejoindrai mon hôtel à vingt-trois heures quarante-cinq et pourrai enfin jouir de cette douche chaude et de ce lit si douillet dont je rêvais ces trois dernières heures.
C’est donc ce qui marque la fin de ma deuxième journée : 240 kilomètres et 5 100 mètres de dénivelé dans les pattes !
Jour 3 – Danser avec Bavella
Le troisième matin, mon corps ayant réclamé sa part de repos, j’ai machinalement éteint la sonnerie de mon réveil et me suis rendormie. Étant revenue à la réalité presque deux heures en retard, les premières heures en selle étaient pénibles physiquement, mais surtout mentalement. S’amorce alors une lutte psychologique entre ma culpabilité et la reprise du contrôle de soi. Possiblement à court d’accusations contre moi-même, je finis par avoir un éclair de lucidité ou un simple changement d’état d’esprit vers un mode « solutions ». Je réalise par hasard que l’hôtel que j’avais réservé se trouve sur le seul tronçon de 20 kilomètres du parcours qui se chevauche à l’aller et au retour, la trace ayant été modifiée et formant désormais une boucle de 112 km au sud-est de l’île.
Mon stress de devoir arriver avant l’heure limite de 22 h pour récupérer la clé de mon repos venait soudainement de me quitter. Mes épaules et mon moral ont du coup été soustraits d’un énorme poids et mon sourire s’est réinstallé vers la fin de l’après-midi. Malgré le retard évident sur mon horaire, j’entreprends cette boucle avec entrain, ayant toujours en mire le col de Bavella à atteindre avant le dodo. L’histoire se répète à la tombée du jour : une fois de plus je me trouve seule, face à un colosse ennemi à gravir. L’application de suivi de tous les participants ayant fait défaut, je commence cette montée de 29 km et 1388 mètres de dénivelé positif plutôt craintive sous les étoiles, m’y pensant l’unique guerrière. Ayant aperçu ses aiguilles au loin aux dernières lueurs du jour, Bavella de nuit prend une autre dimension. Dans l’obscurité, la montagne est plus imposante, plus sauvage. Juste comme mes peurs de la nuit reviennent me hanter, j’aperçois une lumière clignotante qui perce les ténèbres : Émile, vétéran des nuits blanches sur deux roues, deviendra mon ange gardien.
Ensemble, nous apprivoiserons cette pente sans pitié, unis dans un effort qui dépasse les mots.
La descente qui nous attend, bien qu’elle aurait dû être salutaire sous le soleil, devient aussi un combat. Mais nous savons que cette lutte contre le froid n’est que le prélude d’un festin et d’une douche chaude bien mérités. Ce sont 220 kilomètres et 4 400 mètres de dénivelé supplémentaires qui s’ajouteront ainsi à l’aventure.
Jour 4 – Peaufiner l’art de l’endurance
Le quatrième jour, la négociation entre mon corps et ma raison s’intensifie. Si les douleurs physiques deviennent familières, une étrange alchimie s’opère dans ma tête. Pour arriver à enchaîner d’aussi longues journées en selle, je dois atteindre un certain état d’esprit que je qualifierais à mi-chemin entre de la contemplation et un sentiment de contrôle. Bien que mon organisme ait semblé trouver son rythme la veille, une force insidieuse s’immisce dans mon esprit. Les faux plats corses – ces traîtres qui ne sont ni plats ni vraiment pentus – mettent ma patience à rude épreuve et m’empêchent de trouver mon lieu exact de flottement mental.
Heureusement, je croiserai sur ma route quelques autres participants, rappels vivants que nous partageons la même passion pour la petite reine, puisque nous sommes encore sur le parcours après plus de 72 heures.
Je gravirai ensuite le col de la Vaccia (vache en corse) en échangeant quelques mots avec un participant – l’humour devient notre carburant. Nous rions de ces vaches promises mais absentes, remplacées par des cochons sauvages, maîtres incontestés des lieux. Cette légèreté finalement retrouvée sera de courte durée, puisqu’un orage met finalement à exécution ses menaces.
La journée s’achève toutefois sur une note de sagesse obligée : la sévère chute d’un participant tout près devant moi, me rappelle de ne rien tenir pour acquis. Ayant navigué toute la journée entre deux états, n’arrivant à m’ancrer suffisamment dans aucun d’eux, cet incident soudain me ramène dans le doute une fois de plus. Voyant la nuit poindre à l’horizon et bien en avance sur les délais, devrais-je me reposer pour la nuit dans ce quasi dernier village avant l’arrivée ? Moins de 120 km me séparent de la fin de cette aventure, mais je ne sais pas, je ne sais plus, j’hésite. J’avais laissé blanche cette page de mon scénario lorsque j’ai planifié mon parcours, me disant que je verrais selon l’inspiration du moment. À cette croisée des chemins, je n’ai pas trouvé la motivation nécessaire pour affronter une fois de plus ma peur viscérale de la nuit. Je l’ai regretté dès que j’ai ouvert les yeux le lendemain matin, après un repos pourtant salutaire. Bien que je sois encore un peu amère de ma décision aujourd’hui, j’arrive à être un peu plus compatissante envers moi-même. Ayant gravement chuté à vélo il y a quelques années, la vue de ce participant reprenant conscience, la joue éraflée et son casque fracassé, a vite fait de raviver de vives émotions. Sur le moment, psychologiquement, je me sentais trop fragile pour continuer, et c’est correct ainsi. Pourquoi continuer d’étirer l’élastique psychologique quand on le sait si proche de la rupture ?
Jour 5 – La dernière valse
Le dernier jour marque l’ambivalence entre deux désirs : prolonger l’aventure et atteindre enfin le but. Je quitte l’hôtel avant le lever du soleil pour affronter le dernier segment comportant quelques défis d’ascension, mais rien en comparaison avec ce que j’ai escaladé les derniers jours. Les routes, quant à elles, sont exécrables : ça cogne et ça brûle. Bien que les marques de la bataille soient visibles ; mains égratignées, visage et avant-bras brûlés par le soleil, la tête sait que cet inconfort est éphémère. Déjà, ces preuves d’effort se transforment en parcelles d’accomplissement que j’ai très hâte de célébrer. Pour ces ultimes 118 km et 2000 m de dénivelé positif, je ne prendrai qu’environ 30 minutes de pause pour grignoter des collations que j’avais sur moi et pour négocier mon passage au travers d’un troupeau de chèvres avec leur gardien canin. Si ce cerbère m’a menacée de moults grognements et de tentative d’attaque, il a trouvé en moi une adversaire enragée, bien entêtée à terminer ce BikingMan, un mollet en moins ou non !
Une fois cette frousse derrière moi, Laurianne Plaçais, championne de plusieurs compétitions d’ultracyclisme est apparue comme par enchantement.
Alors qu’elle s’adonnait à un entraînement, cette grande dame de l’ultra a rechargé à bloc ma motivation en roulant quelques kilomètres à mes côtés. Ces quelques mots et conseils échangés m’ont donné l’énergie nécessaire pour affronter le col de Casalta et me laisser descendre jusqu’à la ligne d’arrivée. Plus qu’une simple marque au sol, c’est plutôt un seuil entre deux mondes qui est traversé : celui de l’effort et celui de l’après. Je la franchis métamorphosée, portant en moi non seulement la fatigue et l’émotion, mais aussi la certitude que je récidiverai. Car la véritable victoire des événements d’ultracyclisme ne réside pas dans les kilomètres parcourus ou les cols franchis, la véritable victoire, c’est celle qu’on gagne contre soi-même. À peine débarquée du vélo, je surprends mon esprit me chuchoter à l’oreille l’envie de tenter une distance plus longue…
Les chiffres sont froids, les émotions, brûlantes
BikingMan Corsica 2024 : 975 km, 17 600 m D+ (données Strava)
Équipement
- Vélo : Krypton GF 2019 Argon 18
- Développements : Pédalier 50-34 et cassette 11-32
- Bagagerie : Aeropack 18L + sac de tube 1L + sac de cadre 3L de Tailfin
- Pneus : Gatorskin Hardshell 32mm de Continental
- Poids total du vélo : 16,5kg (sans bidons d’eau)
Envie d’en savoir plus ?
Consultez les fiches suivantes sur le même thème :
- INTERVIEW | Geneviève Healey : l’ultracyclisme, vu de l’intérieur
- La place des femmes en ultracyclisme
- Comment attirer davantage de femmes dans les événements d’ultracyclisme ?
- La gestion du sommeil en cyclisme longue distance
- LIVRE | Esprit d’équipe : se surpasser ensemble dans la course la plus difficile au monde
Aucun commentaire
Soyez le premier à laisser le vôtre !